Le poète Charles Le Goffic est né le 4 juillet 1863 à Lan-nion, en Bretagne. Dans la seconde moitié du 19e siècle, cette petite ville maritime de sept mille âmes conservait encore son caractère médiéval, comme d’ailleurs toute la Bretagne. De longs escaliers de pierre s’élevaient vers l’église des Templiers. Des petites maisons s’étageaient en gradins des deux côtés. Ernest Renan nous décrit des ruelles étroites, le tempérament joyeux des habitants, leur caractère imperturbable.
Il convient de souligner immédiatement que toute l’œuvre, fort considérable, de Le Goffic est intimement liée à la géographie, l’histoire, le climat de sa terre natale de Bretagne.
Ô printemps de Bretagne, enchantement du monde!
Sourire virginal de la terre et des eaux!
C’est comme un miel épars dans la lumière blonde:
Viviane éveillée a repris ses fuseaux.
File, file l’argent des aubes aprilines!
File pour les landiers ta quenouille d’or fin!
De tes rubis. Charmeuse, habille les collines;
Ne fais qu’une émeraude avec la mer sans fin.
C’est assez qu’un refl et pris à tes doigts de flamme,
Une lueur ravie à ton ciel enchanté,
Descende jusqu’à nous pour rattacher notre âme
A l’âme du pays qu’a fleuri ta beauté!
La Bretagne de Charles Le Goffic correspond à la région de l’Armorique, un mot d’origine celte. «Armor» signifie «à la mer»: une terre peu accueillante, soumise aux vents marins, à la rare végétation surtout composée de bruyère s’étendant jusqu’à l’horizon. Mais comme dans les légendes locales, tout peut s’y métamorphoser en un clin d’œil. Au printemps et en automne les terrains arides, d’ordinaire chagrins, se couvrent soudain de l’or étincelant des ajoncs et des genêts. Comme l’écrit le poète: «Tout l’horizon flamboie. Magique incendie».
Et il est impossible d’évoquer sa terre natale sans parler de la mer. On l’entend constamment dans ses strophes, dans le rythme ondulant des rimes et des allitérations:
Quand, du sein de la mer profonde,
Comme un alcyon dans son nid,
L’Âme bretonne vint au monde
Dans son dur berceau de granit,
C’était un soir, un soir d’automne,
Sous un ciel bas, cerclé de fer,
Et sur la pauvre Âme bretonne
Pleurait le soir, chantait la mer.
Le Goffic a vécu à une époque où les fondements de la société, en apparence immuables, avaient été profondément ébranlés par la révolution française et, antérieurement, par la philosophie des Lumières qui avaient provoqué des bouleversements historiques pareils à des secousses sismiques. L’image de la mer n’avait pas échappé au changement. Jadis voie des argonautes, mystérieuse et fascinante, symbole de l’infini et source de vie, elle était devenue la Mecque des corps oisifs à la saison balnéaire.
Dans la préface de son anthologie Poètes de la mer, Charles Le Goffic cite Dostoïevski, perplexe face au phénomène de la migration saisonnière des bourgeois français vers les plages. Il s’interroge aussi et répond à sa propre question: «La mer? Peut-être, au fond, n’y a-t-il que les poètes et les artistes qui l’aiment d’un amour désintéressé – avec les enfants».
Quant aux pêcheurs et aux marins dont la mer est le gagne-pain, Le Goffic avoue ignorer ce qu’ils en pensent.
Pour comprendre et apprécier pleinement son œuvre, il faut prendre conscience de son vecteur principal: la vie et l’histoire de sa chère Bretagne avec tous ses paramètres. Elle accompagne toujours ses pensées où qu’il soit, à Paris, Nevers, Nancy…
Dans le chapitre intitulé La vraie Bretagne de son livre L’âme bretonne, il établit la différence entre les images d’une Bretagne touristique et ce qu’elle est réellement. Entre la beauté discrète qui tarde à se découvrir et le masque enjolivé… C’est une région qu’il faut visiter en automne, car: «Un pays doit être vu dans son atmosphère à lui, non sous sa couleur d’exception. La Bretagne est grise incurablement, comme l’automne. Tout s’y atténue, s’y imprécise comme au travers d’une prunelle en pleurs»…
Sa poésie correspond à ces considérations. Telle une éponge, elle absorbe le climat et l’atmosphère de l’Armor. Une certaine douceur de ton lui est propre, elle évite la démesure et le maniérisme des épithètes. On y relève des notes nostalgiques: le regard se perd à suivre les rivages marins qui s’éloignent à l’infini.
Dans les landiers gris, le long du rivage,
Salaün chantait sous les deux dolents:
– Avec les pluviers et les goélands,
Mon cœur est parti sur la mer sauvage…
Il a été le témoin des changements radicaux dans sa province éloignée du centre qui, peut-on dire à son corps défendant, s’est vue projetée du moyen-âge dans l’ère industrielle et la société de consommation. Les conflits liés au partage des sphères d’influence, les migrations massives de population, l’enseignement laïque obligatoire, le développement effréné des moyens de transport ont conduit à la disparition des particularités régionales et à l’uniformisation de tout et de chacun. Dans la préface de Poètes de la mer, il évoque la génération d’Apollinaire, de Biaise Cendrars, de Jean Cocteau, de Valery Larbaud avec leur vertigineux sens planétaire, quand «le terme d’Européen ou d’Américain est trop étroit; les continents, après les patries, ne suffisent plus à la définir».
On peut remarquer que depuis le dernier quart du dix-neuvième siècle a débuté un processus actif de globalisation qui ne s’est jamais arrêté jusqu’à ce jour. Conscient que la Bretagne des légendes et des mythes était en train de disparaître à jamais, Charles Le Goffic s’est fixé pour but de transcrire et de sauver ce qui pouvait l’être. Suite à ses convictions conservatrices, régionalistes et chrétiennes, il collabore avec Charles Maurras dans l’Action française et fonde en 1886 avec ses amis Maurice Barrés et Raymond de La Tailhède la revue littéraire Les Chroniques.
Par la force de ses traditions familiales et son attachement à la Bretagne historique, il demeure fidèle au catholicisme. Les Bretons, quand ils se sont convertis au Christianisme, ont conservé une bonne part de leur riche héritage celte de croyances et de légendes. Le poème Membra Dei laisse deviner les traces d’une narrativité propre aux bardes celtes tout en demeurant assez fidèle au contenu du douzième chapitre de la première épître aux Corinthiens de l’apôtre Paul. Dans le poème, Dieu descend de son trône dans notre misérable sphère humaine et s’y dilue de façon mystique.
Où vous croyez qu’il trône à la droite du Père,
Lui plaît moins que notre humble et misérable sphère.
Et, dans l’immensité de la misère humaine,
Son corps divin, que vous cherchez au firmament,
C’est comme dilué mystérieusement.
Dans son discours de réception à l’Académie française du 4 juin 1931, Le Goffic pose des questions essentielles qui demeurent d’une brûlante actualité.
«La science, «la nouvelle Idole», va-t-elle détrôner Dieu et, désormais, le monde sera-t-il sans mystère ou si les ténèbres spirituelles doivent nous presser de plus en plus? Et déjà Berthelot entrevoyait un stade de civilisation où manger, aimer, – penser aussi sans doute, quand nous aurons l’école unique – se traiteraient chimiquement et perdraient toute leur importance».
Le nouvel académicien achève son long discours par une dernière interrogation rhétorique avec une réponse possible en latin: «– solutio totius difficultatis Christus, «Le Christ qui résout toutes les difficultés»?
Charles Le Goffic n’a pas encore trente ans quand Anatole France, lauréat d’un prix Nobel qui n’avait encore rien perdu de son prestige, lui consacre un grand article. Il souligne fort justement le rôle qu’à joué la famille du jeune poète dans ses préférences littéraires. Son père, Jean-François Le Goffic, était imprimeur et éditeur. Dans sa petite imprimerie de Lannion, il éditait et imprimait les textes des bardes, leurs chants, leurs poèmes, leurs légendes, en continuité avec les traditions celtes et même avec celles des druides qui avaient vécu sur ces terres avant la venue des Celtes. Anatole France cite Charles Maurras qui décrit ainsi les réunions annuelles dans la maison de Le Goffic «M. Charles Maurras nous apprend que laïques et clercs, mendiants et lettrés, tous les jouglars du pays se réunissaient une fois l’an dans la maison de Jean-François à un banquet ou l’on chantait toute la nuit sur vingt tonneaux de cidre défoncés». Et il conclut: «Conçu dans ces fêtes de poésie populaire, Charles Le Goffic naquit poète».
Selon Anatole France, l’art poétique de Le Goffic «est rare, pur, achevé». Dans son article, il cite également Paul Bourget: «Ces vers donnent une impression unique de grâce triste et souffrante. Cela est à la fois très simple et très savant… Il n’y a que Gabriel Vicaire et lui à toucher certaines cordes de cet archet-là, celui d’un ménétrier de campagne qui serait un grand violoniste aussi».
Le Goffic a payé son tribut au romantisme, précoce et tardif, qui a ouvert la voie au mysticisme, au personnalisme et à l’individualisme. Le Parnasse l’a attiré en tant que maître de la composition poétique, auteur d’un traité de versification, par la grande attention qu’il prêtait aux problèmes de forme. André Chénier, Théodore de Banville, Paul Verlaine, poètes qu’il admirait tout particulièrement, ont exercé sur lui une influence certaine. Et Paul Bourget a raison de souligner les liens particuliers qui le liaient à Gabriel Vicaire. Plus qu’une camaraderie, il partageaient la même compréhension profonde de ce que devait être selon eux la poésie de leur temps. Rapprocher la langue poétique du parler populaire qui n’avait pas perdu son substrat historique, ses légendes, son folklore.
Dans son article Gabriel Vicaire ou la plaisante histoire d’un Bressan devenu Breton, il cite une lettre de Vicaire que celui-ci lui a adressée: «Mon rêve serait d’introduire dans notre poésie française une forte dose de poésie populaire. Je vois que cette idée fait son chemin: je n’ai cessé de la répandre de mon mieux».
Dans cet article il définit le développement de la poésie de Vicaire en des termes qu’on peut, cent ans plus tard, appliquer à Le Goffic lui-même.
«Le vers de Gabriel Vicaire, déjà si souple et si libre, se fait plus musical encore, mêlant les rythmes, se jouant aux allitérations et aux assonances internes et qu’en même temps que son sensualisme s’affine une émotion plus pénétrante, une délicieuse fleur de rêve s’éveille en lui».
C’est tout particulièrement dans ses poèmes d’amour qui occupent une place d’honneur dans son écriture – ses œuvres complètes commencent par un cycle intitulé Amour Breton — qu’on perçoit la façon dont il construit sa dépiction, le principe de description visuelle de sa poétique. Le Goffic n’utilise pratiquement jamais les objets qui s’offrent directement à son regard. Dans sa mémoire, comme sur la palette d’un peintre s’organisent des images nées d’une impulsion spirituelle, que son inspiration redessine après les avoir fixées, recompose avec d’autres pour créer ses vers. Ce qui explique l’attention particulière qu’il prête au folklore populaire et plus généralement à tout ce qui constitue la mémoire d’une société. La mémoire est la matière qu’il travaille. Prenons par exemple cette petite pièce, comme la nomme fort justement Anatole France.
Il neige à nos vitres glacées;
Mais viens! Durant les mauvais mois,
Les âmes des fleurs trépassées
Habitent encore dans les bois.
L’air s’imprègne d’odeurs plus douces.
Voici le lilas et voici,
Avec la silène des mousses,
La fleur dolente du souci.
Et de toutes ces fleurs ensemble,
Par je ne sais quels lents accords,
Émane un parfum qui ressemble
Au parfum secret de ton corps.
Comme se mêlent ici et coexistent de façon mnémique les images tactiles, auditives, visuelles et olfactives!
Marcel de Corte dans son étude L'essence de la poésie souligne que la poésie transcende l’existence et témoigne de la présence d’une mystique qui s’élève au-dessus de la nature.
Anatole France venait rarement en Bretagne, mais en entendant les chants de Le Goffic il écrivait revoir les rives solitaires, l’or des plaines, les chênes enracinés dans le granit, la sombre verdure ombrageant les rivières et les routes bordées de genêts, et au pied des calvaires les paysannes sévères comme des nonnes.
Boris Lejeune,
France